Les terribles attentats de Bruxelles le 22 mars, après ceux de Paris le 13 novembre 2015 – et tous ceux qui, de l’Afrique au Pakistan, en passant par l’Irak et la Turquie, endeuillent des centaines de familles chaque jour – ont renforcé l’assimilation entre terroristes et migrants et la peur de l’étranger alors que les réfugiés aussi fuient Daech.

Pourtant, l’accord conclu vendredi 18 mars à Bruxelles entre les 28 Etats membres de l’Union européenne et la Turquie est un véritable scandale. L’Union européenne vient de jeter par-dessus bord, au fond de la mer Egée, ses principes et valeurs.

 

Déni d’Europe

 Les 28 Etats membres de l’Union européenne ont acté la fermeture de la route des Balkans et la « bunkérisation » de l’Europe sous la pression des pays d’Europe orientale. L’accord du 18 mars essaie de « recoller les morceaux » entre des Etats en pleine désunion et d’éviter de prononcer l’acte de décès de l’espace Schengen, des murs de barbelés ayant été édifiés un peu partout et les contrôles aux frontières rétablis en raison de « circonstances exceptionnelles » comme l’autorise le code Schengen.

Des circonstances exceptionnelles prévisibles depuis longtemps alors que s’aggravait la guerre en Syrie et le chaos au Moyen-Orient, sans compter les Afghans, Libyens, Tunisiens ou Erythréens qui affluent sur nos côtes depuis 2011. L’Europe a pourtant fait preuve d’une cécité collective.

Les Etats membres de l’Union européenne ont été incapables de mettre en œuvre une juste répartition des réfugiés alors que 1,2 million d’entre eux ont déposé une demande d’asile en 2015, plus de la moitié en Allemagne et seulement 70 000 en France. Notre pays n’a accueilli que quelques centaines de personnes sur les 30 000 prévues en deux ans dans le cadre du système de répartition de 160 000 réfugiés, celui-ci n’ayant bénéficié au total qu’à 1200 d’entre eux à ce jour.

Et depuis l’accord du 18 mars, de nouvelles routes s’ouvrent via la Bulgarie et la Roumanie pour le plus grand profit des passeurs. L’Italie connaît un nouvel afflux et l’’Autriche s’empresse d’ériger un nouveau mur de barbelés à sa frontière. La carte de l’Europe ressemble décidément plus à une succession de camps retranchés qu’à un « espace de libre circulation » dénommé Schengen.

 

Déni de droit

Ainsi, tous les migrants, demandeurs d’asile et économiques, qui débarquent sur les îles grecques sont censés être renvoyés en Turquie depuis le 20 mars, et quelques centaines l’ont déjà été depuis le 4 avril.

La Grèce a reconnu à la Turquie le statut de « pays sûr » pour en faire le gendarme de l’Europe par un véritable tour de passe-passe juridique consistant à refuser l’asile à toute personne ayant transité par un « pays sûr ». Certes, le demandeur pourra toujours contester que la Turquie s’avère suffisamment « sûre » pour lui – on pense notamment aux Kurdes –  mais alors il faudra le prouver et l’asile ne pourra lui être accordé qu’en Grèce. Avec ce principe, aucun Cambodgien ou Vietnamien n’aurait obtenu l’asile en France dans les années 1980 puisqu’ils transitaient par la Thaïlande, un « pays sûr ».

Les autorités européennes assurent qu’elles respectent la Convention de Genève et la directive européenne du 26 juin 2013 sur le droit d’asile. Depuis le 20 mars, des milliers de demandeurs déposent leur dossier en Grèce, en espérant gagner du temps. Ainsi, l’examen de la demande d’asile demeure, formellement, individualisé, sans « expulsion collective » de la Grèce vers la Turquie, pratique bannie par le droit international. Les apparences restent sauves.

Mais les réfugiés attendent leur réponse dans de véritables centres de rétention fermés et surpeuplés où même la nourriture manque. Le HCR (Haut-Commissariat pour les réfugiés) doute de la légalité de l’opération et se dit «  préoccupé par le fait que l’accord UE-Turquie soit mis en œuvre avant la mise en place des garanties requises en Grèce ». Il a indiqué que « conformément à sa politique d’opposition à la détention obligatoire » il suspend certaines de ses activités, notamment le transport des arrivants vers et depuis ces sites « tout en maintenant une présence pour assurer que les normes soient respectées en matière de protection, de droit des réfugiés et de droits humains ».

Quant à la Grèce, elle attend toujours les 4000 officiers de protection, traducteurs, avocats, juges, policiers indispensables, sans compter les machines et les bateaux pour traverser la mer Egée en sens inverse. Mais elle a déjà procédé à un « grand nettoyage », en vidant les camps des îles des « Before 20 », y compris celui de Pikpa qui accueille les malades et blessés, pour laisser place aux «After 20 » qui ont vocation à être renvoyés en Turquie. La Grèce continentale se retrouve débordée par plus de 50 000 réfugiés qui survivent dans des conditions inhumaines dont 12 000 entassés à la frontière macédonienne et refoulés brutalement lorsqu’ils essaient de la forcer.

La Turquie a procédé à un véritable marchandage et obtenu six milliards d’euros, une levée accélérée de la procédure des visas pour les citoyens turcs venant en Europe, et l’ouverture de nouveaux chapitres dans le cadre de sa demande d’adhésion, déposée en 1987, reconnue en 1999, et dont l’examen traîne depuis 2005. Le prix payé pour confier les clés de l’Europe à la Sublime Porte !

L’octroi du statut de « pays sûr » par la Grèce à la Turquie, alors que le régime de Recep Tayyip Erdogan accentue sa répression envers les Kurdes, sur son territoire comme en Syrie où elle bombarde l’opposition kurde syrienne soutenue par les Occidentaux, ferme les journaux d’opposition et emprisonne les journalistes, les opposants et défenseurs des droits de l’homme, apparaît scandaleux et même ubuesque… au moment même où intellectuels, opposants, journalistes turcs arrivent en Europe pour y demander l’asile. En France, le Conseil d’Etat a d’ailleurs annulé, en juillet 2010, l’inscription par OFPRA (Office français de protection des réfugiés et des apatrides) de la Turquie sur la liste des « pays sûrs » et la situation ne s’est pas arrangée depuis.

La Turquie a bien ratifié et signé la Convention de Genève, mais elle n’a pas ratifié son Protocole de 1967 qui étendait les dispositions à l’ensemble de la planète – et n’accorde donc l’asile qu’aux … Européens de l’Ouest  – ce qui rend cet accord difficilement acceptable au regard du droit international. Il faudrait que l’Union européenne modifie sa directive pour considérer que la Turquie offre une « protection équivalente ». En attendant, on peut s’attendre à de nombreux recours auprès des Cours de Strasbourg et de Luxembourg.

Quant au principe du « un pour un », pour un Syrien renvoyé de Grèce, un Syrien de Turquie, choisi parmi les plus vulnérables par le HCR se verrait accordé l’asile en Europe, il se met péniblement en place avec quelques dizaines de Syriens arrivés ces derniers jours en Allemagne, en Finlande ou en France. Le HCR émet de nombreuses réserves et souligne que « le plus important, c’est que la procédure doit répondre aux besoins vitaux des personnes fuyant la guerre et la persécution. Les réfugiés ont besoin de protection plutôt que de refoulement ».

Les Vingt-Huit ne s’engagent pas à accueillir toutes les personnes qui relèvent du droit d’asile mais seulement 160 000 d’entre elles, sur une « base volontaire » et la Pologne vient de remettre en cause son engagement d’en prendre 7 500. Il ne reste que 18 000 places sur ce contingent qui sera augmenté de 54 000, soit 72 000 réfugiés qui peuvent espérer franchir le mur de l’Union européenne. En espérant que les 28 Etats membres se mettront enfin d’accord sur leur relocalisation que deviendront les autres ?

 

Déni d’humanité

La Turquie accueille aujourd’hui plus de trois millions de Syriens mais seulement  260 000 personnes vivent dans les 25 camps installés le long de la frontière turco-syrienne, décrits par les humanitaires comme des « cinq étoiles » – avec réseau wifi, des épiceries et des écoles où les cours sont dispensés en arabe. La majorité de ces réfugiés est livrée à elle-même dans les grandes villes du pays. Officiellement, ce sont des « invités » en vertu de la solidarité entre musulmans et des responsabilités de l’héritière de l’Empire Ottoman. Quant aux autres, Africains, Magrébins et même Afghans, la Turquie les renvoie directement dans leur pays d’origine, sans même examiner leur dossier puisqu’il n’existe pas de procédure d’asile.

Le Liban accueille un million de réfugiés, soit le quart de sa population, et l’Union européenne, forte de 500 millions de membres et dotée d’une situation économique qui, même difficile, apparaît enviable au regard de celle de la plupart des pays de la planète, s’avère incapable d’en accueillir un million par an, soit 0,2% de sa population.

Ainsi, renvoyer les migrants vers la Turquie c’est tenter de se « débarrasser » d’un problème au mépris du droit et des valeurs essentielles de l’Union !

 

Mépris des règles

Le 6 avril, la Commission européenne a déposé une communication proposant cinq mesures prioritaires pour « « élaborer une politique commune équitable et durable en matière d’asile ». Parmi elles,  une réforme du règlement de Dublin qui stipule que c’est au pays de « première entrée » d’un migrant dans l’Union européenne de traiter sa demande d’asile.

Ainsi, deux options sont sur la table : statu quo avec un mécanisme de relocalisation temporaire en cas de trop forte pression migratoire ou bien suppression de la règle du pays de première entrée et examen des demandes par une agence européenne centralisée, sorte de « super OFPRA » qui procéderait à la répartition des réfugiés dans les 28 Etats membres en tenant compte de la richesse et du taux de chômage de chacun d’eux.

Malheureusement, il y a peu de chances que cette seconde option soit choisie par le Conseil européen, d’autant plus qu’elle implique un transfert de souveraineté et donc un changement des traités. Les pays d’Europe orientale s’y opposent, alors que la Slovaquie prendra la présidence tournante de l’UE le 1er juillet. La France a d’ores et déjà opté pour le statu quo. Elle s’oppose à tout mécanisme de relocalisation permanent et considère que la règle de premier accueil permet de maintenir « la pression » sur la Grèce et l’Italie pour les obliger à mieux protéger leurs frontières extérieures. Ces deux pays d’entrée se prononcent bien évidemment, pour une refonte du droit d’asile comme ceux de destination privilégiée, Allemagne, Suède, Pays-Bas, Belgique. Une fois encore, le « moteur franco-allemand » est en panne, faute d’une même lecture géostratégique des événements, lorsque les Allemands parlent de « réfugiés » et les Français de « migrants ».           .

Le projet même de l’Union européenne se trouve aujourd’hui remis en cause par les crises successives et n’offre plus aucun idéal. Déni et refus de regarder le monde en face, du chaos du Moyen-Orient aux frustrations qui alimentent le terrorisme en passant par cette nouvelle fracture Est-Ouest qui met à nu le fossé des valeurs, incapacité à mettre en place les outils communs indispensables, et pour finir un échec moral qui foule aux pieds la tolérance. Pourtant, l’urgence est à l’action collective, cohérente et ciblée pour contrer le repli sur soi et la montée des populismes.

En premier lieu, appliquons rapidement le pacte d’immigration et d’asile au lieu de renvoyer aux frontières extérieures nos problèmes et surtout des centaines de milliers d’êtres humains, hommes, femmes et enfants, ce qui implique une harmonisation plus poussée des procédures d’asile pour « une plus grande convergence et réduire la course au droit d’asile » selon les termes de la Commission européenne.

Cette politique commune passe aussi par une action coordonnée et efficace en matière de lutte contre les filières criminelles en ouvrant  et renforçant des voies de migration légales et sûres proportionnées aux besoins avec un souci d’effort d’accueil partagé, ce qui implique l’abandon de la règle de Dublin.

 La Commission européenne souhaite présenter également un « plan d’action de l’UE en matière d’intégration ». La France pourrait commencer de toute urgence par simplifier les procédures d’examen du droit d’asile dont les délais sont actuellement inacceptables. La « patrie des droits de l’homme » s’honorerait aussi à suivre les recommandations du HCR, en particulier celles concernant la facilitation du regroupement familial, y compris pour les membres de familles élargies bénéficiant déjà d’une forme de protection en Europe.

Le renforcement de la coopération avec les pays tiers, notamment dans la cadre de la politique dite de « voisinage » avec ceux du sud de la Méditerranée paraît indispensable ainsi qu’un effort  financier qui soit à la mesure des besoins exprimés par le HCR pour ses actions d’urgence et d’appui aux pays d’accueil.

Enfin, essayons d’articuler une politique étrangère européenne commune par la promotion active d’initiatives visant à changer la donne au Moyen-Orient et saisissons  cette occasion pour faire de l’Union européenne un pôle de puissance à la hauteur de la conjoncture internationale actuelle.

Plus que jamais, le monde a besoin de l’Europe, de ses valeurs démocratiques, de son modèle social.

 

CTN Questions Internationales