LES FRACTURES DE L’EUROPE
L’Europe a poussé un ouf de soulagement, au moins une partie d’entre elle comme une moitié des Autrichiens, lorsque fut annoncée, lundi 23 mai, la courte victoire de 30 000 voix seulement, du candidat Alexander Van der Bellen soutenu par les Verts, au second tour de l’élection présidentielle sur son rival, Norbert Hofer, candidat du FPÖ.
Cette élection présidentielle autrichienne apporte une nouvelle preuve des fractures internes qui divisent la majorité des Etats membres de l’Union européenne, et de celles qui opposent Etats d’Europe centrale et de l’Est à ceux de « la vieille » Europe.
Fractures sociales
La première fracture, très nette en Autriche, coupe les territoires ruraux des grands centres urbains. Le pays est quasi uniformément FPÖ mais Vienne et l’extrême ouest du pays ont voté Vert. Cette coupure se retrouve en Pologne ou en Hongrie mais aussi en Grande Bretagne avec l’élection à la mairie de Londres de Sadiq Khan ou en France entre les « territoires délaissés », ruraux et périurbains, et les grandes métropoles dynamiques et multiculturelles.
Cette tentation populiste exprime désenchantement et colère chez des populations déçues et inquiètes des crises successives et de l’incapacité des gouvernements à les gérer. Chômage, perte de pouvoir d’achat, pauvreté, accroissement des inégalités crise migratoire, institutions européennes considérées comme hors sol se conjuguent pour susciter repli sur soi et nationalismes.
Un « populisme alpin » qui regroupe des territoires riches qui ne veulent pas partager – du suisse Christoph Blocher, aux Bavarois de la CSU en passant par la Ligue du Nord en Italie – se conjugue, en Autriche, à une solidarité centre-européenne dont Viktor Orban fut le premier à témoigner lorsque Vienne se trouva ostracisée par le reste de l’Europe en 2000, lors de la première coalition entre conservateurs et extrême droite.
Fractures culturelles
Une nouvelle forme de démocratie dite « illibérale », selon le terme employé par le premier ministre hongrois Viktor Orban, se développe en Pologne, en Slovaquie et en Croatie, et cette dérive contagieuse pourrait bien rattraper d’autres pays de l’Union européenne. Elle repose sur l’ordre, le travail, le contrôle de la presse, la famille, la religion, le culte de la terre et la mythification d’un passé épuré, à l’inverse des valeurs occidentales fondées sur les droits de l’homme, le respect des minorités et l’Etat de droit.
Alors que les pays d’Europe centrale et orientale étaient considérés comme des réussites en termes de démocratie et d’économie, ils développent aujourd’hui une conception de l’Union, reposant sur la nation, l’OTAN et le marché commun. Loin des espoirs de la dissidence d’avant la chute du Mur de Berlin, ces pays « culturellement à l’Ouest, politiquement à l’Est, géographiquement au centre »[1], remettent en question l’Etat de droit. Cette régression de la démocratie se combine avec une crispation identitaire et souverainiste pour défendre une « civilisation européenne » qui apparaît menacée par la Russie à l’est et l’islamisme au sud.
Le groupe de Visegrad, constitué de la Pologne, de la Hongrie, de la République tchèque et de la Slovaquie, créé il y a 25 ans, a repris du service pour constituer un « axe fort » et tenir tête à Bruxelles. Se voulant un « contrepoids à la puissance allemande », ce club rejette les quotas migratoires et fait preuve de solidarité pour empêcher toute sanction de la part de Bruxelles à l’égard de la Pologne de Jaroslaw Kaszynski en raison de ses attaques contre le Tribunal constitutionnel et la liberté de la presse.
La crise économique a ébranlé la confiance dans le modèle européen, aujourd’hui considéré comme un instrument de la mondialisation qui, au lieu de protéger les plus fragiles, impose des politiques de rigueur. L’afflux de réfugiés, dans des pays peu habitués aux immigrations et au multiculturalisme, a transformé les bénéfices tirés de l’espace Schengen par les travailleurs est et centre-européens en risques incontrôlés. L’ancrage européen, rassurant et associé à la prospérité, s’est ainsi mué en cause d’insécurité et d’incertitude.
Par ailleurs, le modèle occidental libéral et individualiste, du mariage homosexuel au multiculturalisme, heurte profondément des pays homogènes et vieillissants, empreints de valeurs chrétiennes, qui ne se sentent pas redevables de l’histoire de la colonisation mais où la mémoire de l’invasion ottomane reste parfois vive comme en Hongrie et en Autriche. Enfin, ils ont conservé une conception allemande ethnoculturelle de la nation alors même que celle-ci adoptait une vision de l’Europe fondée sur les valeurs universalistes des droits de l’homme et ouvrait grandes ses portes aux réfugiés.
Défaillance des partis de gouvernement
En Autriche, les conservateurs de l’ÖVP et les socio-démocrates du SPÖ qui gouvernent le pays en coalition quasi ininterrompue depuis 1945, rétrogradés à la quatrième et cinquième place lors du premier tour de l’élection présidentielle le 24 avril, en sortent complètement décrédibilisés. Ce qui a pu apparaître comme une surprise n’en est pas une. Habitués à gouverner le pays sans débat politique permettant la confrontation des idées, les deux partis de gouvernement arc boutés sur une ligne « ni droite ni gauche » ressemblent à deux frères jumeaux. Quant aux hommes politiques, ils représentent, aux yeux de la population, une oligarchie immuable de vieux routiers et de chevaux de retour. Or, les compromis censés apaiser le corps social, sont considérés par les électeurs du FPÖ comme des partages de territoires et de pouvoir contraires à l’intérêt général.
Sans compter que les alliances insolites, notamment au niveau régional où la « gauche » gouverne le Burgenland avec le FPÖ, ont achevé de brouiller les lignes, d’où l’absence de « front républicain » au second tour.
Le virage à 180° du chancelier socio-démocrate Werner Faymann – qui a dû démissionner suite au premier tour calamiteux de l’élection présidentielle – en matière de politique migratoire pour tenter de coller aux peurs de la population a achevé de désorienter ses propres électeurs.
Pour autant, si plus de la moitié des moins de 30 ans et 70% des ouvriers ont choisi Norbert Hofer au premier tour, il ne s’agit pas de traiter de « néonazis » l’ensemble de ces électeurs, au risque contre-productif de renforcer le pouvoir contestataire du populisme.
Même causes et mêmes effets dans nombre d’autres pays européens, de la « grande coalition » allemande qui s’inquiète de la montée de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), premier parti en Saxe-Anhalt, aux Pays-Bas avec Geert Wilders, sans oublier Marine le Pen qui progresse à mesure que le parti socialiste au gouvernement conduit une politique de droite.
Changer de cap et refonder l’Europe
Alors que les Européens viennent de célébrer le discours fondateur de Robert Schuman et devraient fêter, le 25 mars 2017, les soixante ans du Traité de Rome, l’Europe des pères fondateurs, cette union dans la diversité « sans cesse plus étroite entre les peuples européens », est en voie de dislocation.
L’Europe se trouve paralysée par les polycrises qui la secouent, du « Grexit » au « Brexit », en passant par l’austérité et l’exode des réfugiés, et un fossé politique et culturel béant entre l’Ouest et l’Est, entre le Nord et le Sud après la mise sous tutelle du Portugal, de l’Espagne ou de la Grèce. Ces cassures profondes en termes de solidarité, tant économique, sociale, que de répartition des réfugiés, dans un continent qui se sent cerné par les guerres au Moyen-Orient et la misère du continent africain, risquent bien de conduire à une désintégration du projet et des valeurs européennes. « Si l’Europe n’est pas réformée, elle disparaîtra » affirme Guy Verhofstadt, l’ancien premier ministre belge qui pointe l’urgence d’une action collective et cohérente pour lutter contre le repli sur soi et les multiples sécessions qui menacent.
Seuls 15 à 25% des électeurs des partis « populistes » et nationalistes, selon les pays, partagent les idées de ceux pour lesquels ils votent faute de mieux. Ou faute d’autre chose. Des élites détestées, des politiques qui favorisent toujours les plus riches, les scandales à répétition, des Panama papers aux salaires des patrons en passant par la corruption, l’absence de confrontation, de débats d’idées et de vision politique de long terme alimentent les peurs et suscitent frustrations et exaspérations.
Elargissement mal pensé, libéralisme économique et finance internationale débridés, carence de conception de l’euro, frontières extérieures négligées, opacité des décisions, impéritie de toute politique étrangère et de sécurité commune, tout semble à refaire. Les eurosceptiques n’ont pas toujours tort lorsqu’ils pointent l’incapacité des institutions européennes et leur déficit de démocratie.
Mais les réponses à apporter divergent alors que le « Brexit », quel que soit le résultat du référendum britannique le 23 juin – si le Royaume-Uni reste, David Cameron tentera d’imposer sa vision économique déréglementée et si le « out » l’emporte, les Britanniques feront traîner les négociations jusqu’à obtenir un traité économique « spécial » – pourrait être l’occasion d’un rebond, si « l’homme n’accepte le changement que sous l’emprise de la nécessité » comme le pensait Jean Monnet, afin de proposer un nouveau projet pour l’Europe.
Impossibles à gérer à 28, ces « multicrises » pourraient-elles l’être à six, huit ou dix ? La France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne comptent pour 75% de la population et du PIB de la zone euro, et d’autres comme le Benelux, le Portugal, la Finlande pourraient s’y joindre. Les propositions pour un noyau dur, une avant-garde ou des cercles concentriques ne manquent pas mais il n’est pas interdit non plus de toucher aux traités européens. Le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance de la zone euro (TSCG) et le Mécanisme européen de stabilité (MES), signés et ratifiés en 2011-2012, ont imposé des règles budgétaires, des sanctions automatiques et une supervision inadmissible aux Etats en difficulté et aggravé la récession et la dérive technocratique de l’Union.
Après les non grec et danois, et le rejet néerlandais de l’accord d’association entre l’UE et l’Ukraine en 2015 – sans même remonter aux péripéties de la « Constitution européenne » en France et aux Pays-Bas il y a déjà dix ans – plus personne ne semble vouloir de l’Europe telle qu’elle est. Puisque l’opinion publique déteste l’Europe actuelle, proposons-lui-en une autre ! Avançons avec ceux qui le souhaitent et laissons la porte ouverte à ceux qui nous rejoindrons – ou pas – plus tard.
Un modèle alternatif réunissant un « noyau dur » pour un gouvernement de l’Union et de la zone euro ; une réforme démocratique, redonnant le pouvoir à ses 500 millions d’habitants, avec un Parlement européen aux pouvoirs accrus, une chambre parlementaire de la zone euro constituée des représentants des parlements nationaux, la prise en compte des initiatives citoyennes et des listes interétatiques lors des élections européennes ; un budget commun bien au-delà du ridicule 1% du PIB européen actuel grâce à un impôt commun sur les sociétés ; une harmonisation fiscale et la lutte résolue contre l’évasion, les fraudes et le dumping social ; des investissements dans les secteurs d’avenir (énergies renouvelables, numérique, innovation, savoirs et recherche, éducation, formation, culture) ; un Traité de l’Europe sociale que les citoyens attendent vainement depuis 1992 aux objectifs ambitieux et impératifs mettant fin à la concurrence de tous contre tous, au nivellement par le bas et à la destruction des systèmes de protection sociale ; une politique d’accueil des réfugiés conforme au droit international, solidaire et coordonnée, véritable pacte européen de l’immigration et de l’asile ; une politique étrangère commune à partir d’une stratégie responsable ; un modèle de co-développement fondé sur la participation active des populations concernées ; une Europe écologique, soucieuse de la planète et des biens communs, exemplaire dans ses actes et à la pointe des initiatives internationales : telle pourrait être une vision du projet européen renouvelé, à même de faire à nouveau rêver.
Pour éviter que le soulagement autrichien ne se transforme en désastre français d’ici un an, plutôt que de camper sur une posture morale inefficiente, cessons d’ignorer les préoccupations de nos concitoyens, proposons une vision européiste et progressiste, construisons une Europe des peuples pour les peuples, plus démocratique, plus solidaire, plus humaine, plus dynamique, pour avancer et poursuivre les ambitions et l’idéal partagé d’un avenir commun.
[1] Milan Kundera, « Un occident kidnappé », 1983
Salut aux membres de la CTN UE,
Je souhaiterais intégrer votre commission – mais je ne trouve pas l’adresse mail de la CTN Union Européenne!
Je pense qu’il est urgent de structurer et d’étayer nos propositions sur l’Europe comme le fait le Front de gauche (du moins la première synthèse des contributions du site jlm2017.fr : https://d3n8a8pro7vhmx.cloudfront.net/plp/pages/4963/attachments/original/1463923772/Synth%C3%A8se_contributions_vague_1.pdf?1463923772), à savoir proposer un plan A (tentative de réforme au sein des institutions actuelles, ou bien obtention d’un régime d’exception pour la France et d’autres pays volontaires) et un plan B (sortie des actuels traités de l’UE).
Bien à vous,
Rémy VICTOR
membre de la CTN Education et Formation
Très bonnes idées que je partage.
La construction Européenne est en fait partie de travers dès le début avec un refus des états de renoncer à une part de leur souveraineté. Par exemple l’opposition de la France à la création d’une armée Européenne.
Sur le plan monétaire. On a créé l’Euro, successeur de l’ECU (monnaie commune mais pas unique) pour éviter que certains états s’arrogent des avantages à l’exportation par des dévaluation de leur monnaie nationales. On devrait se souvenir des émeutes de viticulteurs du midi protestant contre les importations de vins italiens boustées par la faible valeur de la Lire italienne. On avait alors mi en place un complexe système de “montant compensatoires”. Le sujet des sommets Européens à 6 des années 70 et début des 80 portaient sur les taux de changes, on parlait alors du serpent monétaire. Supprimer l’Euro serait un retour à cette situation. Déjà difficile à gérer à 6, impossible à 28.
Mais la création de l’Euro ne s’est pas accompagné d’un retour à la souveraineté des peuples sur leur monnaie, monopoles des banques privées depuis les années 70.
Nous attendons tous la mise en place d’une Europe social avec coordination des politiques sociales et fiscales. Malheureusement la quasi totalité des partis qui présentent des listes aux élections Européennes ont leurs branche souverainiste.